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L'image sensible

Dernière mise à jour : 30 oct. 2023


La photographie se présente comme un laboratoire où la séparation entre la nature et la société à la fois se cristallise et s’efface au sein de l’illusion soutenue par le dispositif artistique.

L’histoire du dispositif photographique est indissolublement liée à l’histoire de l’observation scientifique et morale du vivant. Ce fut la chambre obscure, la « camera obscura » qui dès sa première théorisation chez Aristote puis chez Léonard de Vinci, s’affirma comme un véritable instrument de la vision.

Il servit aux peintres, aux physiciens et astronomes du XVIème au XVIIIème siècle avant de permettre à quiconque de se faire producteur d’images. C’est l’ingénieur Nicéphore Niepce qui fixa sur une substance sensible au cours de la première moitié du XIXème siècle, les images reçues au fond de la chambre obscure, et inventa ainsi avec l’aide de Daguerre : la photographie. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’usage de la photographie se développe. En opposition directe à la gravure pour la reproduction d’oeuvres d’art, elle est jugée utile pour la transcription du réel et donc du vivant. La photographie s’affirme alors comme un lieu privilégié d’observation et d’étude de la vie. Vie sociale avant tout - lorsqu’il s’agit de la photographie de portraits, en vogue dès 1860, où toutes les classes sociales confondues vont se faire « tirer le portrait » - mais également vie sensible et vie biologique. Loin d’être la matière première que tout acte cognitif est forcé de réélaborer pour formuler une vérité, le sensible est inéluctablement le médium universel de toute forme de connaissance. C’est alors sur ce territoire, celui du vivant, de la vie comme forme et comme valeur que je voudrais interroger la photographie. La rencontre de la photographie et du vivant ouvre d’emblée au problème d’une inévitable incompatibilité que l’on a généralement tendance à leur concéder. Que la photographie puisse convoquer le sensible, le vivant et le mouvement, voilà qui peut sembler à priori difficile à admettre. Parce qu’elle s’inscrit dans la communauté des images, nous sommes bien souvent enclin à la résoudre à une image fixe, inerte, inanimée, dénuée de toute expression et de sensibilité. Dès lors, par définition, n’exclut-elle pas la fiction, l’illusion ou encore la poésie et le mouvement de la vie ? Etre vivant, c’est pouvoir se mouvoir. N’est-elle pas ce que Roland Barthes appelle le « noème » de la photographie, le « ça a été »(1), qui renvoie tout acte photographique et la photographie elle-même au passé, et donc à la mort ? Ainsi, se faisant l’ambition de « retrouver » un « temps perdu », elle montre des choses qui n’existent plus(2). Pourtant, de nombreux exemples viennent troubler cette trop simple définition. C’est justement lorsque la photographie interroge l’humain et le non humain, et qu’elle donne à voir le vivant de cette entité que l’on nomme « Gaïa » (3), qu’elle donne une seconde vie à ce qu’elle saisit. Mise à l’épreuve dans ce rapport au vivant, la photographie crée une possibilité de mouvement. Dès lors, comment la photographie fixe t-elle l’expression du vivant sans le détruire ? Comment nous rend elle le monde sensible ? Afin d’illustrer ma réflexion, je m’appuierai sur un ensemble d’images réalisées par la photographe Noémie Goudal. Ces photographies proviennent des séries In Search of the First Line, Observatoires, et Southern light stations, qui furent présentées à l’exposition Cinquième corps au BAL à Paris, en 2016. L’artiste élabore un vocabulaire photographique poétique se nourrissant de l’ambigüité créée par l’imposition dans un paysage naturel, de structures en papier fabriquées de toutes pièces dans son studio. Les éléments architecturaux : tours, escaliers, dômes, ellipses, sphères, sont ensuite placés dans des étendues désertes, des océans vierges ou des espaces industriels puis sont photographiés. Pour celui qui se confronte à l’accrochage, c’est dès l’entrée une immersion totale dans la matière lactée et obscure de grands tirages. Les sphères noires ou blanches de Station II et VI mesurent plus de deux mètres, tandis que les images de la série In Search of the First Line font plus de quatre mètres sur cinq.


Nous voici face à une photographie d’un édifice coincé dans un espace vide industriel, contrecollée sur un immense panneau en bois, à la manière d’un décor de théâtre in situ. Un paysage urbain semble s’installer sous nos yeux. A la fois, objets et images, les montages créés par l’artiste s’apparentent à des collages ; et peuvent alors nous rappeler des images de ville qui existent aussi dans le réel, par contraste, sur des gestes architecturaux de grandes ampleurs, en rupture avec un tissu d’avant. Ce sont bien souvent des gestes involontaires, des écritures urbaines, qui sont parfois de l’ordre de la représentation de la ville. L’apparition de ce paysage urbain, structure imprégnée de sens et de message nous fait traverser nous spectateurs, une première expérience du sensible.

Nous comprenons alors cette sculpture photographique mais aussi les autres, au travers de formes sensibles que construit la rencontre de l’architecture artificielle avec ce qui l’entoure : la nature. Toutefois, cette binarité entre l’architecture et la nature n’est qu’une première lecture possible de l’image. En effet, l‘illusion soutenue par le dispositif photographique concrétise tout autant qu’elle gomme cette dichotomie entre eux deux. Se faisant, l’image, véritable jeu d’imbrication entre nature et architecture, se nourrit du regard interrogateur que porte le spectateur sur le monde et sur les formes, et tend ainsi à élargir la définition de l’architecture. Brouillant à dessein nos repères, la nature semble se construire à partir d’éléments architecturaux et pense ainsi une architecture sans « architectes modèles », autrement dit, une architecture vernaculaire. L’image véritablement en mouvement, se creuse de l’intérieur et développe alors des rhizomes et digressions pour nous emmener là où l’on ne s’attend pas. Parmi toutes les possibilités qu’elle nous offre, l’image nous propose de redéfinir l’architecture d’un point de vue qui n’est pas celui de l’homme maître de la nature. Elle nous donne à voir la rencontre d’éléments qui n’appartiennent pas à priori à une même ontologie mais qui pourraient faire partie d’une même ontologie. Dès lors, la première architecture naturelle à laquelle on pense c’est le cosmos, l’architecture de l’univers que Noémie Goudal évoque dans la série Southern station light.


Véritables espaces de « recréation », les images offrent au spectateur non pas une ouverture vers la nature qui serait de l’ordre de l’informel et de l’organique ; mais davantage une tension entre quelque chose qui se revendique comme un artefact, et en même temps la fragilité de cet artefact par rapport à la représentation. Nous sommes en effet saisis par cette tension qui s’instaure entre le phénomène de l’illusion qui apparaît comme très construit mais aussi très précaire. Le regard du spectateur décèle aisément les traces d’artifices : plis, cordes, câbles, qui participent à la construction de l’image. En s’approchant des tirages, nous percevons facilement des imperfections dans les assemblages ainsi que les bords des papiers froissés, comme légèrement soulevés par le vent. C’est alors cette fragilité, miroir de nos vies modernes qui constitue le langage propre à l’image. À la manière de Proust faisant revenir constamment son lecteur au monde sensible (4), les photographies forment des situations perceptives et affectives. Elles deviennent des environnements sensoriels et sémantiques, autrement dit, des occasions perceptives qui permettent ainsi au spectateur d’être dans le monde. Il est amené a éprouver des formes sensibles constitutives de l’image : une consistance sensible d’un espace-temps ainsi qu’une orientation précise d’une disposition. Il se dégage de ses photographies une fascination pour les formes, comme si nous étions face à des formes pures dessinées à la fois par les paysages ainsi que par les archétypes architecturaux de la Renaissance et modernistes.


S’installe ainsi une tension entre intérieur / extérieur et paysages / éléments architecturaux qui procure au spectateur ce sentiment d’une résurgence de la terre, de l’eau, de la nature qui vient alors entrer en conflit avec des formes humaines. Cette tension continue à faire rêver celui qui la regarde. Nous sommes alors appelés par la perspective, par la pureté de ces formes, par cette construction qui installe l’illusion tout en révélant le simulacre, et qui nous donnent des « espaces - temps fictionnels » autrement dit « des mondes possibles » (5). Ceux-ci sont alors organisés, construits, pourvus de propriétés et donc mentalement habitables. Le spectateur s’interroge : où veut-on habiter dans tous ces espaces là ? Des espaces qui induisent sans nul doute des présences humaines à cause de la spécificité des formes qui renvoie à l’absence d’une vie humaine. En effet, ces architectures rappellent au spectateur des expériences d’un usage ; ce sont des espaces parcourus et parcourables, qui conservent des escaliers et des portes. Ces éléments architecturaux conservent également une échelle humaine, et de ce fait renvoient à l’expérience véritable d’une architecture. Dès lors il se creuse ici des espaces dans lesquels nous pouvons vivre, des lieux que nous pouvons utiliser et cela donne au spectateur la possibilité d’être dans les choses.


Loin de s’inscrire dans une architecture de la représentation, les images nous invitent à éprouver les formes du langage photographique et à investir pleinement l’image. Par cela le spectateur est appelé à se mouvoir dans un monde de formes et d’affections façonné par la singularité de sa construction.C’est également un certain réalisme qui vient troubler la façon dont chacun peut regarder ces œuvres. Les ombres que projettent les architectures ainsi que leurs reflets se dessinant dans l’eau, ancrent davantage les images dans le réel. Sous nos yeux, les éléments prennent une certaine réalité à travers ce qui émane autour d’eux.Les sculptures photographiques de Noémie Goudal s’insèrent dans des paysages naturels qui leur confèrent un statut ambigu. Ces espaces naturels prennent ainsi les attributs d’un décor insolite, hors contexte, comme vidé.Ils interrogent l’ensemble des fragments d’architecture que nous observons et dès lors, interrogent le regard du spectateur et son rapport au monde.

Nous observons la façon dont ces architectures éphémères et la nature agissent ensemble, s’éprouvent et se mélangent.Les images de la série Observatoire nous racontent des architectures qui ont été justement construites pour observer la nature. Elles évoquent ainsi des lieux qui pourraient potentiellement exister, des lieux autres, non pas des utopies qui renverraient alors à ce qui n’a véritablement aucun lieux, mais des« contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons »6, autrement dit, des hétérotopies (7). Entre hallucination et fait, le travail de Noémie Goudal nous fait passer de la vie ordinaire à une vie imaginaire grâce à l’expérience de notre propre corps face à l’image.L’artiste brouille nos repères et perceptions temporelles lorsque par exemple,elle intègre des édifices d’un autre âge dans le béton de décombres industriels. Dès lors, cette rupture qui s’installe avec le temps traditionnel révèle un peu mieux ces « espaces autres » qui hébergent un imaginaire possible. Il semble se constituer sous nos yeux des espaces qui seraient à la fois de tous les temps et définitivement hors du temps.En dernière analyse, je situerai l’ensemble de ces photographies dans l’espace conceptuel ouvert par l’astronome Kepler, lorsque celui-ci en 1610 offre à son ami Wackenfels, la description d’un flocon de neige (8).

Il dépeint ce dernier comme une figure géométrique élémentaire de la construction de la nature et du cosmos. Lui révélant la structure de l’univers, il le décrit comme une « figure cosmopoétique », c’est à dire « fabricatrice du monde » (9). Selon Kepler, la construction de l’univers est faite d’un encastrement de figures géométriques que nous retrouvons ici, dans l’ensemble de ces formes architecturales. Dès lors, les photographies explorent le ciel et la terre comme des espaces « fabricateurs du monde » où l’imaginaire humain s’étend à l’infini. Notre regard découvre la force d’une architecture qui par un seul point de vue construit, est capable de faire observatoire. Face à une construction en perspective, nous faisons l’expérience du point de vue, celui qui permet de construire l’illusion.Noémie Goudal nous raconte ainsi l’observation du cosmos depuis la nuit des temps : perspective, astres, observatoires ; et usant de papiers et d’artifices visibles, elle fait de ces photographies physiques, de véritables figures« cosmopoétiques » sensibles.

En définitive, à partir de ces images, nous avons pu explorer quelques uns des chemins de la photographie réellement mise à l’épreuve dans ce rapport au vivant. Grâce à l’expérience physique de ces images, de part leur taille,leur composition, leur construction ou encore de leur iconographie, nous comprenons que le réel n’est pas juste une chose brute qui se passe simplement mais qu’il existe par le prisme de notre expérience.Nous sommes en effet appelés à investir chaque image qui se fait la forme de l’objet en tant que pure perceptibilité et perception (10). Notre corps, élément sensible, vivant dans le sensible et existant à travers le sensible en fait alors l’expérience. Cette expérience sensible est à ce moment là entrecroisée de phénomènes individuels, tels que des affects personnels, une vie familiale ou encore une trame historique.

Ainsi, nous a t-il fallu passer par la photographie, faite de sens, de sensations et de vie pour retrouver le réel. Parce qu’il décrit l’expérience sensible même, le style photographique de Noémie Goudal est un accès à un réel évident et immédiat, mais aussi travaillé par l’artiste elle-même.Je vois ici au travers de ces sculptures photographiques - mais également dans d’autres images qui s’attacheraient à saisir l’insaisissable qu’est le vivant - cette volonté de nous faire entendre l’expérience sensible comme le fondement de ce que nous vivons, comme le fondement de nos expériences de pensées, et qu’alors il faut sans cesse se rappeler que nous vivons sur une terre, un véritable socle sensible.

Bévalot Léa.

1 BARTHES, Roland. La chambre claire. Paris : Ed. de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p.120.

2 Marcel Proust, dans son roman A l’ombre des jeunes filles en fleurs, parle du peu de dignitéqu’acquiert la photographie lorsque celle-ci nous montre des choses qui n’existent plus.3 Au delà du nom mythologique, le philosophe et anthropologue Bruno Latour invoque Gaïa,dans Face à Gaïa, huit conférences sur le nouveau régime climatique, comme un conceptbien construit qui nous permet de penser sans la dichotomie nature/culture.

4 MACÉ, Marielle. Façons de lire, manière d’être. Paris : Ed. Gallimard, 2011, p. 49.

5 Ibid., note 4, p. 56/57.

6 FOUCAULT, Michel. Les Hétérotopies. Diffusé le 7 décembre 1966, France culture.7 Le philosophe Michel Foucault développe largement ce concept « d’hétérotopie » dans sonoeuvre Le corps utopique, Les Hétérotopies.8 AÏT-TOUATI, Frédérique. Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes.Paris : Ed. Gallimard, 2011, p. 11.9 Ibid., note 8, p. 11. 10 COCCIA, Emanuele. La vie sensible. Paris : Ed. Payot et Rivages, 2013, p. 73.

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