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La prise de vue, relationnelle par essence : histoire d'une scéance photo à Paris

Dernière mise à jour : 30 oct. 2023


Histoire d'une scéance photo à Paris


Combien de jours vivons nous sur terre, qui sur le fil de notre vie contiennent ces instants où des choses sont susceptibles d’avoir lieu, qui rendent alors la vie plus belle, et plus pleine le soir ? Combien ?

Nous sommes dimanche, c’est l’heure de la pause café.

A Paris, aucun souffle de vent ne vient agiter le ciel immobile et chaud. Sauf ici, avenue Wagram. A croire que cette avenue dépourvue de toute végétation produit elle même du vent. La seule chose qui croît ici et prospère, ce sont de grands immeubles parisiens dont les ombres écrasantes tapissent le long boulevard Haussmannien.

Damien m’attend, assit à la terrasse d’une brasserie. Lorsqu’à peine arrivée j’essaie de justifier mon retard, sa main un peu tendue attrape sa tasse de café tandis que la mienne se referme sur le vide de mon absence.

Quelques minutes passent, le temps de dessiner ensemble l’espace de nos pensées ; puis Damien avale le café fort et m’envoie nerveusement « on va y aller ». Je finis alors mon café à grosse gorgée, le regarde brièvement et à peine quelques minutes plus tard, nous sommes arrivés au lieu de rendez-vous. Il est 13h.

Véronique, la cliente, nous rejoint rapidement, nous ouvre la porte et nous entrons dans l’immeuble. Nous prenons le temps de jeter un rapide coup d’œil dans le hall d’entrée. Le bureau se tient au sommet d’un sublime escalier en colimaçon, habillé d’une majestueuse rampe en fer forgé.

Des vitraux safrans et dorés viennent illuminer chaque étage.

Rien n’arrête le regard dans cette perspective spectaculaire sinon la promesse d’images infinies. Un long couloir nous mène au bureau de la cliente. La première chose qu’elle fait en arrivant est de retirer de son bureau les photos encadrées de sa fille. Ce sont les seules choses ici qui franchissent les incontestables contrées entre la vie affective de Véronique et l’univers inébranlable de sa profession. Dans la pièce flotte l’odeur des textes de l'administration, ces choses inaltérables presque immobiles, qui se rapprochent davantage de la mort plutôt que de la vie.

Damien échange quelques mots avec Véronique puis entre en scène.

Il commence par réaliser quelques portraits. Tendue face à l’image qu’elle renvoie d’elle-même, la cliente hésite. Damien quant à lui, ferme un instant les yeux, il ne voit que trop bien la scène. Ses mots guident alors son modèle, dirigent sa posture et son regard. La cliente sourit. De petites rides apparaissent au coin de ses yeux ; des rides d’expression qui la rendent plus belle encore, moins dure et plus profonde. Elle n’a sans doute pas plus de cinquante ans.

Dès lors Damien compose, fait corps avec l’espace, les regards, les attitudes, les directions et la lumière. Chaque détail compte afin qu’il mène la danse.

Territoire du corps photographié, l’espace du bureau aussi austère soit-il, devient l’enjeu des gestes de Damien. Habiter l’espace pour que la rencontre ait lieu et que les images adviennent.


Portrait d'une jeune femme brune, portant des lunettes qui a participé à une scéance photo à Paris.
Portrait par le photographe parisien Damien Guillaume

Quelques minutes plus tard, Louise, l’associée de Véronique nous rejoint.

Les deux femmes deviennent de véritables complices avec lesquelles le corps du photographe apprend à dialoguer.

La relation qui s’installe entre Damien, Véronique et Louise fera sans nul doute vibrer les photographies, car c’est bien ici la distance entre l’acte photographique et la réaction du sujet photographié qui fait la profondeur de l’image. Une prise de vue est relationnelle par essence, ainsi véritable collaboration, le temps de l’image ne se définit plus comme une substance mais comme un tempo, un rythme ou encore une respiration.

Damien adopte le rythme de l’instant afin de créer une harmonie et répondre ainsi aux attentes des deux femmes. Les images doivent être fortes, dures et précises. Il n’hésite pas à s’assoir, s’accroupir, se coucher, tirer les rideaux, déplacer le mobilier et guider la lumière des nombreuses lampes qui habillent le bureau. Tout mouvement se déploie librement sans autre limite que l’espace lui-même. Ce dernier prend la forme d’une dure réalité à laquelle Damien se risque et fait face. Il lui faut affronter l’espace pour le dominer.

Le corps du photographe et le champ de l’image se rencontrent, se résistent jusqu’à ce que Damien dompte et apprivoise son sujet.

L’espace-temps devient alors une respiration qu’il lui faut gagner contre d’étouffantes pressions : l’exigence de la commande, l’enjeu d’un travail soigné, délicat et précis. Les gestes de Damien ne relèvent pas d’une composition préétablie où des codes viendraient orienter chaque mouvement.

Au contraire, ils se développent, se façonnent, et s’improvisent au rythme de ses expériences passées, et de son savoir-faire. Je parle volontairement de gestes car il s’agit bien ici d’une approche corporelle de l’image que réalise le photographe. Sa vision ne résulte pas seulement du mouvement de sa pupille mais bien du mouvement de son corps tout entier. C’est un engagement, une danse libre. Son regard vif et acéré accompagne son corps en mouvement, lui permettant ainsi de basculer dans la réalité d’un autre monde, dans un univers particulier.

Une fois les portraits capturés, Damien photographie alors le silence des lieux. Ses yeux le guident et son corps investit le bureau, l’entrée du bureau, l’escalier et sa longue robe de fer forgé. Il soigne, affine, et précise les images. Il danse, une dernière fois.

La prise de vue terminée, nous nous échappons doucement de cet univers pour retrouver le chemin d’une terrasse de café. Des morceaux de soleil nous brûlent la nuque et les épaules ; il est 15h.

Nous allumons chacun une cigarette comme pour trancher avec le temps de l’image. La tête de Damien tangue discrètement comme si son corps ne pouvait plus la supporter, alourdie par le poids des images. Je plonge alors mes yeux dans les siens. Nos regards s’aveuglent, puis s’arrêtent. Mais la mémoire elle, est longue. Ainsi se termine cette histoire d'une scéance photo à Paris. Léa Bévalot Retrouvez les travaux de commande du photographe Damien Guillaume ici

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